
Une vie réussie
« Puisque celui pour qui et par qui tout existe voulait conduire beaucoup de fils à la gloire, il convenait qu’il porte à son accomplissement, par des souffrances, le pionnier de leur salut. »
(Hébreux 2.10, NBS)
J’ai souvent et longuement médité ce que l’auteur de l’épître aux Hébreux écrit dans ce qui est peut-être le verset le plus mystérieux de toute son épître : dans quel sens convenait-il à Dieu de conduire Jésus à la perfection par les souffrances ? Ce mystère unit la plus grande gloire à la plus grande misère.
La plus grande gloire rencontre la plus grande misère
D’abord, la plus grande gloire : le Dieu qui choisit ce chemin de salut est désigné comme « celui pour qui et par qui tout existe ». Le texte grec utilise deux fois la même proposition dia, d’abord avec l’accusatif, puis avec le génitif : Dieu est à la fois la cause finale et la cause efficiente de tout. Contre ceux qui voudraient limiter cette gloire au Père, on peut rappeler que l’auteur emploie la même proposition dia avec le génitif pour décrire l’œuvre créatrice du Fils dans l’ouverture de son épître (Hé 1.2).
Ensuite, la plus grande misère : la souffrance et la mort honteuse sur la croix. Dans quel sens « convenait-il » que la plus grande gloire rencontre la plus grande misère, pour le salut de l’humanité ?
Pour le salut de l’humanité
Samuel Bénétreau, dans son commentaire sur l’épître aux Hébreux, rappelle qu’aucune nécessité extérieure ne s’impose à Dieu ; le plan du salut relève de son initiative. La convenance pourrait provenir du caractère de Dieu, ou plus probablement de l’adéquation du moyen à la fin, c’est-à-dire le salut des pécheurs[1]. L’exégète dominicain Ceslas Spicq privilégie cette deuxième explication lorsqu’il écrit que le chemin de souffrance est « en accord avec le but fixé ou l’objet à réaliser ». Il précise : « La souffrance est donc le moyen par lequel s’accomplit le ‘perfectionnement’ du Christ, en tant qu’elle lui permet de mener à son terme sa mission de Sauveur[2]. »
L’intégration de la souffrance dans le plan de Dieu va tellement à l’encontre de la spiritualité évangélique contemporaine qu’il vaut la peine de se tourner vers des commentateurs du passé, pour comprendre davantage en quoi elle « convenait ». Jean Calvin, dans son commentaire de l’épître aux Hébreux, en donne deux raisons[3] :
- « La décision de Dieu » : Comme « toutes choses … doivent … servir à sa gloire, … il ne faut point chercher une autre raison meilleure que celle-ci. »
- « La conformité de la tête avec les membres »: « Il a fallu … que Christ … fût consacré par la croix en entrant en sa suprématie, puisque c’est la règle commune à tous. … Or c’est une singulière consolation pour apaiser et adoucir l’aigreur de la croix. »
Qu’est-ce qu’une vie réussie ?
Une telle perspective tranche par rapport à ce que notre société (et même, souvent, l’Église) considère comme une vie réussie. Les travaux de l’éthicien et médecin en néo-natalité John Wyatt peuvent nous aider à changer de regard sur ce qui fait réellement notre humanité. Il rappelle en particulier que nous commençons tous notre vie dans un état de totale dépendance, et que la plupart d’entre nous la terminerons aussi de la même façon :
Nous sommes faits de poussière (Gn 2.7). … Nous sommes faits pour être des créatures physiques, dépendantes, fragiles et vulnérables. Ce n’est pas un effet secondaire indésirable de notre nature corporelle, cela fait partie de la façon dont nous avons été créés[4].
Considérer qu’une vie autonome et sans souffrance est la seule digne d’être vécue, est une idée bien plus conforme aux valeurs d’une société basée sur la performance et la recherche du plaisir qu’à l’exemple laissé par Christ, homme de douleur (Es 53.3-5; 1 Pi 3.21). La souffrance est un ingrédient essentiel de la condition humaine actuelle. Exiger une vie sans souffrance, c’est refuser de suivre notre Maître sur le chemin de la croix et se priver du chemin vers la gloire.
________ Lydia Jaeger
[1] Samuel BÉnÉtreau, L’Épître aux Hébreux, coll. Commentaire Évangélique de la Bible, Vaux-sur-Seine, Édifac, tome 1, 1990, p. 119.
[2] Ceslas Spicq, L’Épître aux Hébreux, Paris, J. Gabalda, coll. « Sources bibliques », 1977, p. 72-73.
[3] Jean Calvin, Commentaires bibliques : épître aux Hébreux, Aix-en-Provence/Marne-la-Vallée, Kerygma/Farel, 1990, p. 36.
[4] John Wyatt, « Questions de vie et de mort », dans L’identité humaine, sous dir. Micaël Razzano, Charols, Excelsis, 2019, p. 63. Cf. https://www.johnwyatt.com/lecture-what-does-it-mean-to-be-a-person/ (consulté le 3 février 2025).