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HEBREUX 12.18 – 12.29
APPELES A SERVIR DIEU :
EN ROUTE VERS LA CITE CELESTE

Depuis quelques années, l’Intelligence Artificielle et ses usages se développent rapidement. L’IA suscite des débats sur les opportunités ou les dangers qu’elle représente, nous aimerions savoir quoi en penser. Anne Ruolt, professeur à l’Institut, sollicitée sur le sujet lors du dernier Centre Évangélique (« L’IA : le César, le Panoramix ou l’Astérix de votre vocation d’enseignant de la Bible ? ») nous livre ses réflexions sur le sujet.

ChatGPT, vous connaissez ?

En 1968, à propos de l’ordinateur qui apparaissait dans les universités et en entreprises[1], H. Blocher écrivait dans son article « Les évangéliques & l’ordinateur » :


« On fait souvent aux chrétiens la réputation des carabiniers, celle d’arriver toujours en retard. Quand la technologie moderne met au point de nouveaux moyens d’action ou de communication (cinéma, télévision), ils commencent par y flairer une invention diabolique (et ils laissent le champ libre au diable, qui en profite pour s’en servir le premier) ; longtemps après, cependant, ils se rendent compte qu’ils pourraient, eux aussi, en tirer parti, pour la diffusion et la défense de l’évangile. L’ordinateur des évangéliques servira d’abord à l’apologétique, à l’évangélisation en milieu universitaire […] »[2].


Ni l’IBPhile, ni le Centre Évangélique ne sont en retard à propos de l’Intelligence Artificielle (IA) ! En effet, depuis le 30 novembre 2022, ChatGPT, -Chat pour agent conversationnel ; GPT pour Generative Pre-trained Transformer ou transformeur génératif pré-entraîné-, tous en parlent ! Alors que Sciences Po Paris, inquiète, interdisait l’usage de ce « robot » à ses étudiants, la célèbre MIT (Massachusetts Institute of Technology, Institut de technologie du Massachusetts) s’enthousiasmait pour cette innovation et encourageait ses étudiants à s’en servir.


En 1993 déjà, V. Vinge (1944-), mathématicien, mais aussi auteur de roman de science-fiction, conceptualisait la peur de l’innovation informatique sous le nom de « singularité technologique » et prophétisait ceci : « D’ici trente ans, nous aurons les moyens technologiques de créer une intelligence surhumaine. Peu de temps après, l’ère humaine sera terminée. »[3] En 2023, alors qu’existent déjà les calculatrices, les microscopes, les télescopes, les IRM, les traducteurs en ligne, les grues, etc., qui accélèrent, précisent, décuplent les capacités biologiques de l’homme, l’espèce humaine est toujours là, et ce sont davantage les guerres et le COVID qui la font trembler.


Pour l’ingénieur L. Julia (19660-), père de Siri, « l’intelligence artificielle n’existe pas ». Il parle d’Intelligence Augmentée. Comme pour son collègue Y. LeCun (1960-), prix Turing (2018) : « l’intelligence artificielle est un moyen d’amplifier » les aptitudes naturelles de l’homme, et non de la remplacer. C’est concevoir l’IA comme un nouvel outil au service de l’Intelligence Humaine (IH) comme le fut la « Pascaline », en 1642, la première machine à calculer, fabriquée par le jeune Blaise Pascal (1623-1662), pour faciliter le travail de son père nommé premier président à la Cour des aides de Normandie. Pourtant, alors que les premières calculatrices électroniques apparaissent en 1961, leur autorisation au baccalauréat ne remonte qu’à 1980, mais à cette époque déjà, quel ingénieur aurait pu s’en passer dans son travail ? Aujourd’hui, quel comptable, quel secrétaire, quel bibliothécaire, pourrait travailler sans ordinateur et sans Internet ? Alors, qu’en est-il de notre rapport à l’IA ?


Après un mot sur l’histoire de cette innovation, deux mots sur le rapport de l’homme à l’IA, nous terminerons avec trois mots sur ce qui contribue au développement de l‘IH et ce que l’IA peut apporter à l’IH des chrétiens.


1 .Un mot sur l’histoire des trois printemps de l’IA

C. Villani (1973-) définit l’ambitieux objectif des chercheurs en IA ainsi : « comprendre comment fonctionne la cognition humaine et la reproduire ; créer des processus cognitifs comparables à ceux de l’être humain » [1]. Il s’agit donc de créer un outil qui réponde simplement au texte ou à la voix humaine, comme le ferait un humain expert. La première grande date, 1943, est celle de la modélisation mathématique du neurone humain pour le répliquer, établie par W. McCulloch (1989-1969) et W. Pitts (1923-1969). S’ensuivirent une succession de saisons fastes pour la recherche puis d’hibernation, faute de moyens.


Le premier printemps de l’IA (1950-1973) commence en 1950 par la construction de la machine de Turing. Le néologisme « IA » est forgé en 1956 par l’américain J. McCarthy (1927-2011) du MIT (Massachusetts Institute of Technology) à l’occasion d’un colloque au Dartmouth College. L’IA désigne alors une nouvelle discipline universitaire. On est très loin du Maschinenmensch de Métropolis (1927) qui a inspiré C3PO de Star Wars (1977) ! Les premières applications sont des traducteurs linguistiques. Pour des questions éthiques, les budgets sont coupés. Le deuxième printemps (1981-1986) est marqué par l’essor des systèmes experts, mais est arrêté par le développement des micro-ordinateurs qui attirent les capitaux des investisseurs. Le troisième printemps court depuis 1990. Les ordinateurs sont toujours plus puissants et leur mémoire, plus grande. La quantité de ressources (Data) explose et permet d’entraîner les algorithmes à accomplir différentes tâches.


Nous verrons bientôt si Julia a raison de penser que nous sommes à la veille d’un nouvel hiver. En tout cas, aujourd’hui, on distingue trois catégories d’IA. ChatGPT 3 appartient à la première, celle des IA faibles ou étroites dénommées ANI (Artificial Narrow Intelligence) qui sont capables de réaliser, en quelques secondes, une seule tâche de manière quasi parfaite.



Par exemple, rédiger un texte administratif, résumer un article, conduire automatiquement une voiture, réaliser une image, une mélodie, reproduire une voix. Les prochaines versions de ChatGPT, comme le projet français kuytai, appartiennent à la seconde catégorie d’IA : l’IA générale ou profonde dénommée AGI (Artificial General Intelligence). Ces algorithmes, multitâches, devraient être capables de réaliser n’importe quelle tâche cognitive comme le ferait un humain. L’IA de « troisième type » est l’IA forte ou super-intelligente dénommée ASI (Artificial Super Intelligence). Elle devrait savoir pourquoi elle accomplit ces différentes tâches, autrement dit, montrer des signes d’une conscience propre. Ce modèle relève de la science-fiction pour de nombreux spécialistes comme Julia et déjà Turing. Pour eux, la machine ne pense pas, elle imite l’homme, car un algorithme n’a ni conscience, ni libre arbitre. A. Pouget, Professeur à l’Université de Genève, qui estime proche l’avènement d’une IA de ce type, prend la précaution de parler de la « conscience » sans rapports avec la définition des philosophes laissant supposer l’invention d’une théorie de « conscience artificielle ».

2. Deux mots sur les effets des innovations techniques

Le mythe des robots humanoïdes


Avant l’effet Deep Blue qui, en 1997, a battu Kasparov aux échecs, le mythe du robot créé par l’homme, à son image, et qui le supplante, a nourri toutes sortes de fantasmes. En 1769 déjà, J. W. von Kempelen (1734-1804) fabriquait « le Turc joueur d’échec », un automate, qui a battu aux échecs de grandes figures de l’époque, dont Napoléon Bonaparte (1769-1821). Mais c’était une supercherie. C’est un fameux joueur d’échec, dissimulé sous la table, qui déplaçait les pièces magnétiques.

Le mythe de Golem illustre l’humanoïde archétype à la fois du rédempteur et du monstre. Ce récit, qui trouve sa source dans la Cabale juive (XIIe), met en scène un sage rabbin qui, pour protéger sa communauté, fabrique une créature humanoïde avec de la boue et lui donne vie par une opération mystique. Le Golem suit mécaniquement les ordres. Il est dépourvu de libre arbitre et de conscience du bien ou du mal. L’analogie avec l’IA met en évidence l’effet utilitaire, et facilitant, de l’outil créé par l’homme. En médecine par exemple, il détecte plus efficacement que l’œil du radiologue certaines tumeurs. Cependant, mal contrôlé, ou interprétant mal les ordres, le Golem pouvait devenir dangereux, mais son maître pouvait le désanimer, et il redevenait poussière. L’analogie avec l’IA met en évidence la peur de l’homme d’être dominé par des algorithmes qui s’emballent de façon incontrôlée, et qui, au lieu de le protéger, lui nuise jusqu’à l’éliminer. Cette crainte, qui est celle du survivaliste S. Altman, le patron de ChatGPT, et le sujet de films de science-fiction, n’est-elle pas, en miroir, une forme de réminiscence édénique inconsciente, où l’homme, créé en image de Dieu, voulant se faire l’égal de son Créateur, voit la situation lui échapper et bien des conséquences pénibles l’atteindre ?

Les innovations techniques et les hommes


L’IA va, nous dit-on, opérer la quatrième grande révolution dans l’histoire des techniques de communications, après l’imprimerie au XVe siècle, la radio et la télévision à partir de la fin du XIXe siècle, l’ordinateur et Internet depuis le milieu du XXe siècle. Mais c’est oublier l’invention de l’écriture ! Platon n’a pas manqué de l’évoquer dans Phèdre pour fixer la fonction et les limites des techniques. C’est l’histoire de Theuth, qui, dans la mythologie égyptienne, est la divinité qui a inventé l’écriture. Alors qu’il cherchait à persuader le roi Thamous que son invention allait servir de « remède pour soulager la science et la mémoire » et « rendre les Égyptiens plus savants », le roi, d’un autre avis, lui rétorqua :


« Tu as trouvé le remède, non point pour enrichir la mémoire [pour Platon, être intelligent, passait par la mémorisation des connaissances], mais pour conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront que … des savants imaginaires.[1] »


De même que posséder une belle bibliothèque chez soi ne rend pas automatiquement savant, l’écriture, si elle permet de conserver l’information, ne rend pas savant comme par enchantement. Pour cela, l’homme doit savoir exploiter ce qui est écrit ! Contrairement aux outils qu’il créé pour lui faciliter le travail, seul l’homme est un être pensant.



L’imprimerie, qui permet de diffuser des écrits en plus grand nombre et à moindre coût, engage à exercer le discernement. V. Hugo n’écrivait-il pas : « Ceci tuera cela, le livre tuera l’édifice [pour parler de l’Église] » ?[1] À Strasbourg, une statue représente Gutenberg une feuille de papier en main sur laquelle il est écrit : « Et la lumière fut ». Cela fait écho autant au texte de la Genèse qu’au siècle des Lumières qui prend ses distances vis-à-vis du message de l’Évangile. La technique ne garantit pas la teneur des textes diffusés, et ceci bien avant qu’Internet et les réseaux sociaux n’apparaissent !


Aussi nous ne nous étonnons pas que l’invention du téléphone ait provoqué toutes sortes de craintes. Si G. Claisse évoque à son propos en 1993 les mythes « de la convivialité, de l’ubiquité, et de l’indifférenciation, voire de l’ouverture sociale » [2], un siècle plutôt, en 1893, le Cosmopolitan qualifiait le téléphone « d’ersatz de sociabilité [qui] rend les hommes plus paresseux, moins enclins à se rendre visite[…] Il donne naissance à une collectivité plus vaste mais moins profonde »[3]. Pourtant, en réduisant les distances, l’innovation a permis d’appeler plus vite les secours et de sauver des vies, comme, à un autre titre, « la Bible par téléphone » !


Nous avons fait l’expérience de demander à trois IA (ChatGPT, Bars de Google et Biblemat de Polepaka) d’expliquer comment décider si, dans Jean 7.36-37, les fleuves d’eau vives coulent du sein de Jésus ou du croyant. Elles ont conclu que l’on ne peut pas trancher et recommandent de consulter des commentaires, preuve qu’à ce jour, il reste toujours plus efficace de lire un bon commentaire pour faire le point sur une interprétation délicate. Cependant, la traduction ou le résumé quasi instantané d’un texte est bluffant. Vous avez un texte à préparer pour la radio et vous n’êtes pas un as du français ? L’IA le fera pour vous en lissant le style, mais ne comptez pas sur elle pour réaliser l’enquête de terrain à votre place. Elle vous aidera à résoudre un problème de programmation informatique en vous évitant les tâches fastidieuses et vous faisant ainsi gagner beaucoup de temps. Il en ira de même pour concevoir un emploi du temps complexe comme celui de l’Institut biblique, ou encore pour concevoir vos illustrations et contourner ainsi le problème des droits en matière d’image.


Mais ce que génère avec aplomb l’IA doit toujours être vérifié, comme du reste toutes les informations collectées sur la toile et même ce que nous trouvons dans les livres. Dans tous ces cas, nous avons besoin de savoir qui écrit, à qui, dans quel contexte, pourquoi et comment. Il y a cependant une difficulté de fiabilité propre aux IA. En effet, sauf exception, l’IA donne toujours une réponse, celle qui est la plus probable, mais ne cite jamais de références ou, parfois, en invente. C’est pourquoi, à ce jour, l’IA est inappropriée pour un travail scientifique qui exige que le lecteur puisse vérifier la qualité des sources. Biblemat, l’IA qui se veut « chrétienne », fondée par S. K. Polepaka, n’y échappe pas.


Quelles autres applications imaginer pour l’évangélisation ? L’agent conversationnel « Text with Jésus », qui donne l’illusion de converser directement avec Jésus, Marie ou les disciples, est un outil contestable, d’un point de vue éthique et théologique. D’une part, il donne l’illusion de parler directement avec des morts, d’autre part, il présente Jésus comme un distributeur automatique de conseils, et éloigne de l’étude personnelle intelligente de la Bible. Les personnes intelligentes sauront aller à la source, en tout cas les chrétiens doivent les y accompagner !


Dans son article « ChatGPT pourrait-il faire des disciples ? », J. Waston, du Mouvement de Lausanne, souligne une autre difficulté de cette technologie nouvelle : en donnant l’illusion de relations interpersonnelles directes, l’IA déshumanise. L’activité de l’Église ne se résume pas à délivrer des enseignements : la communion fraternelle, les prières, la fraction du pain exigent la présence et le partage avec de vrais humains.


Pour nous, l’IA est davantage un « outil » qu’un « agent » conversationnel, comme en témoigne cette autre expérience faite par le pasteur méthodiste J. Cooper. En octobre dernier, il a demandé à l’IA d’organiser son culte, pour, dit-il : « amener une bouffée d’air moderne ». L’évaluation de son expérience tient en ces quatre mots : « en bref, c’était ennuyeux »[4]. Le manque de créativité peut donner le sentiment de production ennuyeuse même si tout est exprimé dans une langue quasi parfaite. En l’absence d’un prédicateur bien formé, pour quelqu’un qui ne serait pas en capacité de préparer un culte substantiel, structuré et dans une langue claire, encore vaut-il mieux, comme au XIXe siècle, lire un bon sermon d’un bon auteur, tiré d’un livre ou d’Internet !

3. Trois mots sur ce qui augmente l’IH.

L’éclairage de l’imagerie médicale


Les recherches menées grâce de développement de l’imagerie médicale ont permis de mettre en évidence la notion de plasticité du cerveau humain que la neurobiologiste C. Vidal définit comme la « capacité du cerveau à se façonner au gré de l’histoire vécue. Rien n’est jamais figé dans nos neurones, quels que soient les âges de la vie ».[1]

Cet exemple des jongleurs illustre ce dont il s’agit. En 2004, une recherche universitaire, menée en Allemagne, a montré que lorsqu’un groupe s’est entraîné intensivement à jongler pendant 3 mois, une expansion de la matière grise d’une zone du cerveau peut être mise en évidence par une IRM. Ensuite, après 3 mois d’arrêt de l’entraînement et de la pratique, l’expansion diminue. Cependant, elle épaissit de nouveau lorsque l’entraînement intensif reprend. Le même constat est fait auprès des chauffeurs de taxis londoniens dont l’examen professionnel est très exigeant, ainsi qu’auprès de musiciens.


L’entraînement permet de développer son cerveau, un peu comme les séances de musculation pour les biceps ! Le travail est un premier facteur d’augmentation naturel de l’IH !


Le psychiatre B. Cyrulnik, grâce à l’imagerie cérébrale utilisée auprès des orphelins en Roumanie, a de même constaté que la stimulation psycho-affective de l’enfant par l’adulte, est nécessaire à son développement cognitif, et c’est là un autre facteur d’augmentation de l’IH.

On se souvient que, sous la présidence de N. Ceaușescu (1918-1989), de nombreux enfants avaient été placés dans des orphelinats d’État où ils étaient nourris, vêtus, et tenus propres, mais sans qu’aucun adulte n’ait de temps à leur consacrer. Qualifiés de déficients mentaux, ces orphelins se balançaient d’avant en arrière sur leur lit et les scanners confirmaient une atrophie des deux lobes préfrontaux et des circuits limbiques. Cyrulnik affirme avoir refait passer un scanner à ceux de ces jeunes enfants qui avaient pu être placés dans des familles d’accueil à Toulon, et où ils avaient pu être entourés, cognitivement stimulés par des jeux, des comptines et des paroles qui leur étaient adressés. Il a constaté que les connexions, absentes des scanners initiaux, s’étaient faites. Les relations sociales, liées à l’attachement, participent donc au développement cognitif.


Les travaux de la pionnière du concept de résilience, la psychologue E. Werner (1929-2017), sont aussi éloquents. La résilience répond à cette question : Qu’est-ce qui permet de « rebondir » après un traumatisme ? En 1982, elle constate qu’une fois devenus adultes, 28 % des 545 enfants nés en 1955 au sein de familles socialement démunies et fragiles à Hawaï n’avaient pas été fracassés par leur contexte de vie. Elle relève que ces enfants avaient bénéficié d’un soutien familial solide, de chaleureux rapports parents-enfant ou de « tuteurs de résilience » comme des enseignants, des assistants sociaux ou des amis. Ils étaient intégrés à une Église ou un groupe d’YMCA.

Les relations sociales chaleureuses et saines sont un autre facteur important du développement cognitif.

À cela, il faut au moins ajouter le sommeil. En dormant, notre cerveau consolide les apprentissages du jour et permet d’oublier le trop-plein ! Lorsqu’une décision est difficile à prendre, la sagesse populaire ne dit-elle pas, que la nuit porte conseil ? La veille d’un examen, il faut DORMIR !

L’IA, en tant qu’outil pour alléger et rendre plus efficace le travail de l’homme, au même titre que les réseaux sociaux ou Internet, ne peut pas remplacer ces facteurs. Au contraire, une relation inadéquate à l’IA favorisera la déshumanisation, et atrophiera l’IH.

L’intelligence et les intelligences


Puisque l’IA cherche à imiter et reproduire l’IH pour augmenter ses performances, qu’est-ce que l’IH ?

La définition fonctionnelle d’A. Pouget est la plus minimaliste : « L’intelligence, ce sont toutes les fonctions contrôlées par le cerveau »[1]. Julia pointe la capacité créatrice de l’homme : « L’intelligence : capacité de casser les règles, d’innover, de s’intéresser à ce qui est différent, à ce que l’on ne connaît pas […] Ce qui est considéré aujourd’hui comme de l’intelligence peut ensuite être vu comme de la simple connaissance ».[2]


D’autres auteurs parlent de l’intelligence multiple[3]. Le principe, forgé par H. Gardner (1943-) en 1983 puis enrichi en 1993, et revu en 2016, est le plus complet. Il parle d’un spectre de huit habiletés, avec une demie supplémentaire (la 8,5e) : l’intelligence existentielle ou spirituelle qui affecte toutes les autres et les oriente, pour le meilleur ou pour le pire.

Les huit autres intelligences sont regroupées en quatre types : les intelligences scolaires comprennent les facultés linguistiques et logico-mathématiques ; les intelligences méthodologiques qui correspondent aux facultés kinesthésiques et visuo-spatiales ; les intelligences environnementales qu’il nomme : naturalistes et musicales ; les intelligences d’actions qui sont les intelligences interpersonnelles et intrapersonnelles.


0. Houdé parle de formes cognitives compatibles avec l’imagerie cérébrale, et loue Gardner d’avoir « eu le mérite d’introduire la notion très “biologiquement compatible’’ de diversité dans l’intelligence humaine »[4] et d’avoir incité à enseigner en prenant les différents sens en considération.


Alors que l’IA est adaptée à la maîtrise des connaissances déclaratives, c’est-à-dire l’exposé des faits, des dates, des lois… et des connaissances procédurales, en rédigeant, résumant ou traduisant automatiquement des textes, elle n’est pas adaptée à produire des savoirs conditionnels et conceptuels, faisant appel au discernement et à la créativité, le propre de ce que l’on attend d’une intelligence humaine, d’une prédication nourrissante et vivifiante. Notons que les termes attribués aux qualités de Daniel et ses compagnons témoignent d’aptitudes à plusieurs facettes qui leur permettaient de comprendre et d’interpréter mieux que les autres : « Dieu accorda…de la connaissance, de l’intelligence (ou discernement) dans tout ce qui concernait les lettres et de la sagesse » (Da 1.17).

La métaphore du cœur et les trois caractéristiques de l’IH


Mais qu’est ce qui caractérise l’IH ?


L’intelligence, dans la tradition sémitique, c’est le cœur, c’est elle qui oriente et impacte toute l’existence de l’homme, comme « l’intelligence n° 8,5 » chez Gardner. Le champ sémantique est plus étroit chez les grecs. C’est pourquoi, comme le relève H. Blocher dans Le cœur fait le théologien, en citant le résumé de la Loi en hébreu : « Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » (Dt 6.5), le Nouveau Testament traduit en y ajoutant : « de toute ton intelligence » (Mt 22.37 ; Marc 12.29-30 ; Luc 10.26[1]). Alors que la performance de l’IH est déterminée par la grandeur et la bonne orientation du cœur de l’homme, la force de l’IA dépend de la performance des algorithmes créés et entraînés par les ingénieurs.


H. Blocher pose encore trois caractéristiques de l’IH :


  1. La faculté de rassembler les choses éparpillées pour sortir du chaos et comprendre.
  2. Notons que l’IA rapproche les étiquettes des données pour répondre à un « prompt » et non pour sortir d’un chaos, ni pour comprendre.

  3. Le tissage de liens entre des objets que l’on distingue et que l’on relie à la fois. Mais le travail de l’intelligence est aussi le travail du discernement.
  4. L’IA fusionne les données, sans discernement, selon le principe des probabilités.

  5. La sensibilité à la loi, qui s’impose pour maintenir le raisonnement vrai, des prémisses à la conclusion.
  6. L’IA applique servilement des algorithmes, sans raisonnement, ni recherche de vérité, ni finalités intrinsèques.

Ne soyons pas … sans intelligence


L’objet de l’IA, celui de chercher à reproduire l’IH, la meilleure qui soit, rappelle que l’homme est créé de façon remarquable, à l’image d’un Créateur encore plus exceptionnel. L’homme est le joyau de la création divine, comme le rapporte l’Écriture et en témoignent les prouesses —encore imparfaites— de l’IA, mais qui ne vont pas manquer de s’améliorer grâce au formidable travail des ingénieurs. Déployer ses capacités intellectuelles pour fabriquer des outils pratiques à utiliser, pour servir à dominer la création, afin d’y vivre plus confortablement en libérant l’homme de certains travaux fastidieux, répétitifs, et très pénibles, participe au mandat créationnel de l’homme.


Alors que l’intelligence biologique est augmentée et renforcée par le travail intellectuel comme par l’exercice physique, par l’attachement comme par les relations sociales, et qu’elle nécessite le sommeil pour être consolidée et purgée, elle est aussi soutenue, accélérée, amplifiée, par des outils tels que l’écriture, l’imprimerie, le téléphone, les mass-médias, l’ordinateur, l’Internet, et l’IA… pour peu que ces outils soient utilisés à bon escient. Et c’est là que le bât blesse.

En matière d’éducation, selon un raisonnement sophistique, si l’IA peut rétablir une certaine forme d’égalité sociale, en faisant par exemple à leur place les devoirs des enfants qui ne bénéficient pas de soutien parental dans ce domaine, cela détournera un plus grand nombre d’élèves du temps de travail personnel indispensable pour s’entraîner et faire travailler ses neurones, afin, comme les jongleurs, de développer sa matière grise. Mais interdire l’IA ne servirait à rien. C’est apprendre à l’utiliser avec intelligence qui sera utile. « Je t’instruirai et te montrerai la voie que tu dois suivre; je te conseillerai, j’aurai le regard sur toi. Ne soyez pas comme un cheval ou un mulet sans intelligence: on les freine avec un mors et une bride, dont on les orne, afin qu’ils ne te bousculent pas » (Ps 32.8-9) affirme le Dieu de la Bible.

Si l’intelligence y est synonyme de cœur, la prophétie : « Je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau » (Ez 36.26), donne une première clé pour l’intelligence bien orientée. Le psalmiste nous en donne une deuxième en affirmant quelle est la source d’une raison saine : « La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. La vraie intelligence est en tous ceux qui agissent selon cette crainte » (Ps 111.10). La troisième clé est celle formulée par l’apôtre Paul, qui enjoint les chrétiens de Rome à : « ne pas se conformer pas au siècle présent, mais à être transformés par le renouvellement de l’intelligence, afin qu’ils discernent quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait » (Rm 12.2). Les effets de l’œuvre de Jésus-Christ à la Croix s’appliquent jusqu’à donner à notre IH sa juste orientation, et devraient nous faire réfléchir aux bonnes pratiques des outils qui sont à notre disposition, l’IA comme les autres.

Comme le gouvernement avec le lancement de « MIA Seconde » au lycée, puissions-nous à l’IBN comme dans les Églises, contribuer à bien entraîner l’IH du peuple de Dieu, en s’appropriant et en développant les bons outils, mais sans oublier que ceux-ci ne se substitueront jamais à la nécessaire œuvre de l’Esprit dans les cœurs !



_________ Anne Ruolt



[1] Les micro-ordinateurs ne se développent qu’après 1980 en France, le Web, à partir de 1989, le concept de smartphone, en 2007.

[2] Henri, Blocher, « Les évangéliques et l’ordinateur », Le Bon Combat, no 10, octobre 1968, p. 5.

[3] Vernor, Vinge, « The coming technological singularity : How to survive in the post-human era », Whole Earth Review, no 10, 1993, p. 352‑363.

[4] Cédric, Villani, Donner un sens à l’intelligence artificielle pour une stratégie nationale européenne, Rapport demandé par le premier ministre, Edouard Philippe, Paris, République française, 8 mars 2018, p. 9.

[5] Platon, Phèdre, in œuvres complètes, IV, Paris, Les Belles lettres, 1933, p. 274e‑2275.

[6] Victor, Hugo, « Ceci tuera cela. », dans Notre Dame de Paris, Paris, Ollendorff (1904-1924), 1832, p. L. 5 ch 2).

[7] Gérard, Claisse, Frantz, Rowe, « Téléphone, communication et sociabilité: des pratiques résidentielles différenciées », Sociétés Contemporaines, vol. 14, no 1, 1993, p. 166‑167.

[8] Cité par Rémi, Noyon, « Voilà ce qu’est le téléphone : ça sonne et vous vous mettez à courir », L’Obs, 10 août 2015.

[9] Rédacteur : « États-Unis: L’intelligence artificielle à la place du pasteur était ‘’ennuyeuse’’ », Évangéliques point info, site evangeliques.info (20/10/2023)

[10] Catherine, Vidal, « La plasticité cérébrale : une révolution en neurobiologie », Spirale, vol. 63, no 3, 2012, p. 19.

[11] Alexandre, Pouget, Intelligence artificielle vs. intelligence humaine par Alexandre Pouget (14-20 mars 2022), Conférence, Genève, 17 mars 2022, sur Youtube.

[12] Luc, Julia, L’intelligence artificielle n’existe pas : Le cocréateur de Siri déconstruit le mythe de l’IA !, Paris, J’ai lu, 2020., p. 117.

[13] Robert Sternberg (1949-), distingue les intelligences : analytiques, créatives et pratiques ; Daniel Goleman (1946-) désigne par intelligences émotionnelles et sociales qui correspondent aux inter- et intra-personnelles de Gardner ; Robert Cooper (1947?) préfère parler des 3 cerveaux : un dans le crâne, un autre dans le cœur et le viscéral.

[14] Olivier, Houdé, L’intelligence, Paris, PUF, 2021, p. 9.

[15] Henri, Blocher, « Le cœur fait le théologien », Fac Réflexion, no HS, 1982, p. 2‑16.

Autres documents consultés :

Bertrand Jean-Marie, « Test de Turing : jeu d’imitation ou test d’intelligence ? », Quaderni, vol. 1, no 1, 1987, p. 35‑45

Bocquet, Pierre-Yve, « 8 expériences qui révèlent les mécanismes de l’apprentissage », Science et vie, no HS, 2017.

Dehaene Stanislas, « La consolidation des apprentissages et l’importance du sommeil, conférence, Collège de France », dans Collège de France, 27 août 2014, site institutionnel.

Gardner Howard, Les formes de l’intelligence, Paris, Odile Jacob, 2017-2022, 480 p.

Gardner Howard, Les intelligences multiples : la théorie qui bouleverse nos idées reçues, Nouvelle édition remaniée, Paris, Retz, « Petit forum », 2008

LeCun Yann, L’apprentissage profond : une révolution en intelligence artificielle, conférence, Paris, 2016, sur Youtube

MacCarty, John, Minsky, Marvin, Rochester, Nathaniel, et al., Aproposal for the Dartmouth Summer Research Project on artificial intelligence, Dartmouth college, 31 août 1955, p. 13.

Munier Brigitte, Robots : le mythe du golem et la peur des machines, Paris, Éditions de la Différence, « Les essais », 73, 2011

Neher André, Faust et le Maharal de Prague : le mythe et le réel, Paris, Presses universitaires de France, « Questions », 11, 1987

Pickover Clifford A., La fabuleuse histoire de l’intelligence artificielle, Dunod, 2021,

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